Les plus grandes pertes en 2021 selon la Fiducie nationale — 1re partie

Vu les incendies criminels et les feux de forêt, l’augmentation de la valeur des terrains, le développement industriel et les besoins en matière de logement, la période actuelle s’avère dangereuse pour les bâtiments anciens et le paysage patrimonial au Canada.

Trop souvent, les lieux patrimoniaux disparaissent tout juste après avoir brièvement fait l’objet de l’attention des médias. Quels facteurs ont contribué à leur destruction? Y a-t-il des leçons à tirer à plus grande échelle? La liste des plus grandes pertes de la Fiducie nationale constitue une occasion de présenter l’histoire de certains de ces lieux avant qu’elle ne s’efface de notre mémoire. Elle permet aussi de mettre en lumière des enjeux systémiques qui, avec un peu de chance, susciteront des débats et entraîneront des changements à l’échelle nationale.

Lorsque nous avons commencé à examiner les lieux disparus avec l’idée de constituer cette liste, nous avons constaté avec tristesse que nous ne manquerions pas de choix. Ne serait-ce qu’au Québec, 82 lieux patrimoniaux ont été détruits dans la province en 2021, selon une liste dressée en janvier dernier par un groupe d’activistes, d’universitaires et de planificateurs. Ces lieux comprennent plus de 50 maisons, deux ponts couverts, ainsi que des moulins, des gares et des églises, dont 23 ont été perdus, de façon alarmante, à cause d’incendies criminels. Voici donc les six premiers sites retenus par la Fiducie nationale à titre des plus importantes pertes de 2021. Aucunement exhaustive, cette liste, qui parcourt le Canada d’ouest en est, présente un vaste éventail de « types » de lieux patrimoniaux disparus au cours de la dernière année. Demeurez à l’affût pour connaître la deuxième partie de cette liste qui sera dévoilée dans le prochain numéro de Locale.

 

Les sites archéologiques de Wet’suwet’en (intérieur de la province de Colombie-Britannique)

Photo : Amber Bracken

Pourquoi ces lieux sont-ils importants? Le territoire de la Première Nation wet’suwet’en, situé dans la partie centrale de l’intérieur de la Colombie-Britannique, est riche en patrimoine culturel matériel et immatériel. Selon l’histoire orale wet’suwet’en, la Kweese War Trail est bordée des corps enterrés de guerriers qui ont perdu la vie alors qu’ils cherchaient à venger le meurtre de la femme et du fils du chef Kweese. Des fouilles archéologiques menées entre 2013 et 2015 ont révélé que la portion du couloir du gazoduc Coastal GasLink qui traverse le territoire wet’suwet’en comprend de nombreux sites archéologiques. Un rapport soumis aux responsables de la réglementation de la province au début de 2016 fait état de 85 sites archéologiques, dont 65 comptent des outils en pierre. On trouve sur 14 autres sites des arbres culturellement modifiés, et sur sept autres, des preuves d’occupation humaine.

Dans quelles circonstances ces lieux ont-ils disparu? Depuis le début de la construction du couloir du gazoduc Coastal GasLink en 2019, le patrimoine culturel wet’suwet’en est menacé. Le 22 septembre 2021, après plusieurs jours de conflit opposant les chefs et membres Gidimt’en/Cas Yikh, Coastal GasLink et la Gendarmerie royale du Canada, des entrepreneurs ont anéanti un site archéologique à l’aide de machinerie lourde pour construire le gazoduc destiné au transport du méthane. La compagnie du gazoduc Coastal GasLink a obtenu un permis de modification de site (Site Alteration Permit ou SAP) de la BC Oil and Gas Commission (OGC) dans le cadre d’un processus de consultation. Néanmoins, des observateurs ont jugé ce processus problématique et inefficace; le consentement préalable, libre et éclairé des chefs héréditaires wet’suwet’en n’a pas été obtenu.

 

Keno City Hotel (Keno City au Yukon)

Photo : Rebecca Jansen

Pourquoi ce lieu est-il important? Keno City a été une ville champignon à l’époque de l’exploitation minière dans la région, environ 335 kilomètres au nord de Whitehorse. Bâti au début des années 1920, le Keno City Hotel était l’un des cinq hôtels construits après la découverte de dépôts de minerai de plomb et d’argent. L’hôtel était un point de repère et un lieu de rencontre important pour la communauté d’environ 25 résidents; c’était aussi un endroit important pour la scène artistique du Yukon. D’après une légende, le fantôme de Frank White (propriétaire d’une mine dans la région) hantait le bar au rez-de-chaussée après sa mort en 1958. En 2006, le nouveau propriétaire de l’hôtel a restauré considérablement le bâtiment, ce qui lui a valu un Yukon Heritage Award en 2015.

Dans quelles circonstances ce lieu a-t-il disparu? L’hôtel a pris feu le 11 décembre 2020. Aucune caserne de pompier et aucune source d’eau pouvant être pompée ne se trouvant dans les environs, le feu n’a pas pu être maîtrisé assez rapidement pour sauver le bâtiment.

 

Élévateurs à grains en bois (neuf élévateurs seulement au Manitoba)

Photo : Gordon Goldsborough

Pourquoi ces lieux sont-ils importants? Peu de bâtiments symbolisent l’histoire des premiers colons des Prairies canadiennes aussi bien que l’élévateur à grains en bois. Se dressant au-dessus des villes et affichant leur nom, ces constructions emblématiques font partie intégrante de l’identité locale et constituent des pierres angulaires des paysages agricoles environnants. Alors que l’on comptait autrefois 6 000 élévateurs à grains en bois, il n’en reste aujourd’hui qu’environ 700 : plus ou moins 110 se trouvent en Alberta, 420 en Saskatchewan et 150 au Manitoba.

Des facteurs socioéconomiques importants nuisent aux élévateurs, notamment la désertification des régions rurales et la mécanisation croissante de l’agriculture. Alors que les fermes grandissent sans cesse, s’étendant sur des milliers d’hectares, et que la machinerie grossit afin de travailler la terre, les agriculteurs utilisent régulièrement des trains routiers pour transporter leurs récoltes de céréales. Les vieux élévateurs en bois ne sont pas viables d’un point de vue économique : ils ne sont pas adaptés à ces grands véhicules, ne permettent pas d’entreposer d’énormes quantités de céréales et ne disposent pas de l’espace suffisant pour assurer un chargement par voie ferrée. Conséquemment, les anciens élévateurs sont démolis et remplacés par d’énormes silos en béton placés à des endroits stratégiques entre les villes.

Dans quelles circonstances ces lieux ont-ils disparu? Mal entretenus pendant des années, souvent situés tout près de lignes ferroviaires en fonction, plusieurs élévateurs en bois ont perdu leur fonction économique et sont devenus le sujet de préoccupations, vu les dangers potentiels qu’ils présentent. En 2021, pas moins de neuf élévateurs à grains ont été démolis au Manitoba, plus exactement à Brandon, à Homewood, à Lowe Farm, à Mentmore, à Niverville, à Winnipegosis et à Pierson. En Saskatchewan, deux élévateurs ont été démolis dans la région d’Estevan; quant à l’emblématique élévateur à grains « Dog River » à Rouleau (popularisé dans le cadre de la comédie télévisée canadienne Corner Gas), il a été anéanti par un incendie.

 

Preston Springs Hotel (102, Fountain St. S. à Cambridge, en Ontario)

Photo : Waterlooregionconnected.com

Pourquoi ce lieu est-il important? Construit dans les années 1880, le Preston Springs Hotel a été un bâtiment emblématique sur une artère importante à Cambridge pendant 137 ans. Réputé pour ses cures thermales, il est devenu une station thermale célèbre en Amérique du Nord ainsi qu’un hôtel luxueux; plusieurs vedettes l’ont visité, parmi lesquelles Babe Ruth, Lucy Maud Montgomery et Lord Stanley (le sixième gouverneur général du Canada). Dans les années 1960, l’imposant hôtel a été converti en maison de retraite et en établissement de soins de longue durée. Après sa fermeture en 1990, le bâtiment a été abandonné et a fait l’objet de plusieurs plans de réaménagement, tous voués à l’échec.

Dans quelles circonstances ce lieu a-t-il disparu? En 2020, vu l’état de détérioration avancé de l’ancien hôtel, la solidité de sa structure a suscité des inquiétudes. Les travaux requis pour respecter les critères de sécurité minimaux ont été estimés à trois millions de dollars. N’entrevoyant pas de nouvelle fonction pour le bâtiment, la Ville de Cambridge s’est résignée à retirer à l’édifice sa désignation patrimoniale avant de le démolir. Le 31 décembre 2020, l’organisme Architectural Conservancy Ontario (ACO) Cambridge a reçu une injonction de la cour pour arrêter la démolition. Toutefois, les travaux avaient déjà commencé, rendant l’hôtel dangereux; la démolition a dû être achevée.

 

Gare ferroviaire Canadien Pacifique de Masson-Angers (rue de la Gare à Gatineau, au Québec)

Photo : Catherine Morasse, Radio-Canada

Pourquoi ce lieu est-il important? La gare de Masson-Angers était la dernière gare historique située dans la ville de Gatineau. Bâtie en 1877, elle a joué un rôle clé dans le développement et la croissance économique de la région, notamment à cause de l’industrie des pâtes et papiers. La gare avait été construite par la première compagnie ferroviaire du Québec, nommée Québec, Montréal, Ottawa et Occidental (QMO&O); à l’origine, elle reliait Montréal à l’ancienne ville de Hull. En 1990, le bâtiment (devenu la propriété de Chemin de fer Canadien Pacifique) a été désigné gare ferroviaire patrimoniale par la Commission des lieux et monuments historiques du Canada.

Dans quelles circonstances ce lieu a-t-il disparu? Après des années de négligence, le toit s’est effondré en mars 2021; le reste du bâtiment a été démoli en mai. Les gouvernements provinciaux et les municipalités ne peuvent pas attribuer de désignations patrimoniales à des gares ferroviaires : seul le gouvernement fédéral peut réglementer ces propriétés. Alors que la Loi sur la protection des gares ferroviaires patrimoniales (1982) interdit la démolition immédiate, elle n’oblige pas à assurer leur entretien régulier, ce qui entraîne des démolitions pour cause de négligence chaque année.

 

Reid House (2259, Gaspereau River Road à Avonport, en Nouvelle-Écosse)

Photo : Nova Scotia Department of Tourism, Culture, and Heritage

Pourquoi ce lieu est-il important? La Reid House était un point de repère important le long de l’Autoroute 101 entre Wolfville et Halifax. Construite aux environs de 1760, la grande maison de bois de deux étages et demi au toit en larmier comptait plusieurs dépendances. Elle a eu plusieurs fonctions au fil des ans : tribunal, taverne, hôtel et point d’arrêt pour la diligence, bureau de poste et bureau de scrutin. La Reid House a reçu le statut de propriété patrimoniale de la province en 1993.

Dans quelles circonstances ce lieu a-t-il disparu? Récemment, des défenseurs du patrimoine de la région et des promoteurs ont cherché à trouver ensemble de nouveaux usages pour la maison vacante et ses dépendances. Cependant, le 6 décembre 2020, de la machinerie lourde est arrivée sur le site et a rapidement démoli la maison et d’autres bâtiments, ce qui a consterné les résidents et les autorités provinciales. Deux chefs d’accusation pèsent sur un promoteur de Halifax et sa compagnie en lien avec la démolition de cette propriété sans approbation dans le cadre de la Loi sur la protection du patrimoine. Deux autres chefs d’accusation se rapportent à l’excavation effectuée sans permis sur un site protégé, suivant la Special Places Protection Act.


 

Enjeux systémiques : les histoires des plus grandes pertes 

Certains de ces lieux patrimoniaux ont disparu en 2021 simplement à cause d’accidents tragiques, comme c’est le cas du très apprécié Keno Hotel, consumé par les flammes. Néanmoins, la plupart de ces lieux sont devenus vulnérables à cause d’une combinaison de défis manifestes et d’enjeux systémiques sous-jacents. Voici, en bref, quelques enjeux clés dont s’occupe la Fiducie nationale :

  • Les pressions exercées par le développement – Les possibilités de développement des terrains (particulièrement dans les zones urbaines) dépassent maintenant souvent la valeur des bâtiments qui s’y trouvent — un reflet des distorsions économiques, parmi lesquelles se trouve le zonage. Par ailleurs, le Canada se classe au premier rang en matière de volume de déchets par habitant, entre autres parce que son système fiscal et son système de planification dévaluent les bâtiments existants et favorisent une obsolescence prématurée. Les gouvernements et la population du Canada ne reconnaissent toujours pas que l’on peut miser sur le contenu carbonique et les ressources naturelles dans les bâtiments existants pour lutter contre les changements climatiques.
  • Le patrimoine culturel autochtone – Les systèmes de gestion du territoire et du patrimoine actuels ne permettent pas aux Premières Nations de prendre toutes les décisions concernant leurs territoires traditionnels. Il reste beaucoup à faire afin de mettre en œuvre la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), adoptée par le Canada en 2016. Par exemple, l’article 11 de la DNUDPA énonce que « [l]es peuples autochtones ont le droit d’observer et de revivifier leurs traditions culturelles et leurs coutumes. Ils ont notamment le droit de conserver, de protéger et de développer les manifestations passées, présentes et futures de leur culture, telles que les sites archéologiques et historiques […] ».
  • La démolition pour cause de négligence – Ce problème est lié à plusieurs facteurs : les freins au réemploi des bâtiments, présents tant au niveau fiscal que dans les codes du bâtiment ou encore, dans les systèmes de planification; des règlements administratifs inefficaces quant à l’entretien des propriétés; le parti pris de l’industrie de la construction pour les nouvelles constructions; le manque de travailleurs et d’experts qualifiés qui comprennent les besoins des vieux bâtiments et savent limiter les risques; et un soutien financier (ou une élimination de freins) inadéquat à l’intention des propriétaires qui cherchent des moyens d’adapter la fonction des bâtiments.
  • Des outils financiers inadéquats pour soutenir la réutilisation des lieux patrimoniaux – Au Canada, il manque d’outils financiers robustes qui permettent de sauvegarder les propriétés patrimoniales et de leur trouver de nouvelles fonctions. Depuis des décennies aux États-Unis, le Federal Historic Rehabilitation Tax Credit et les crédits offerts par les États ont cherché à compenser l’avantage économique en faveur du cycle démolition/nouvelle construction. Les outils de mesure du carbone et les crédits relatifs à l’énergie intrinsèque ne sont pas pris en compte dans le régime de tarification de la pollution causée par le carbone du Canada. Un système de mesures incitatives à l’intention des propriétaires qui veulent protéger leurs propriétés patrimoniales — un système qui pourrait s’apparenter au Programme des dons écologiques lancé en 1995 et qui vise les terres écosensibles — reste à développer au pays.

 

Photo de couverture: Preston Springs Hotel